On ne peut ignorer qu’il y a une crise des surdoses au Canada. Il est facile de penser que les personnes qui vivent cette crise de première main sont les paramédics, le personnel infirmier et les travailleuses et travailleurs sociaux – dont des dizaines de milliers sont membres du SCFP.
Mais c’est oublier à quel point les crises sociales et médicales au pays peuvent toucher les bibliothèques publiques. À mesure que les espaces véritablement ouverts au public se font de plus en plus rares, les bibliothèques sont en train de devenir le seul refuge accessible pour bon nombre de personnes vulnérables de nos communautés.
« Pour moi, les bibliothèques appartiennent au public et nous devons pouvoir offrir des services aux personnes qui se retrouvent souvent abandonnées par l’État ou expulsées d’autres espaces publics », affirme Kendra Cowley.
Kendra Cowley travaillait comme bibliothécaire à la Bibliothèque publique de Toronto en décembre 2024, lorsque le premier ministre de l’Ontario Doug Ford a présenté une loi forçant la fermeture de la plupart des sites de consommation supervisée de la province. Une injonction a été déposée, mais les sites ont continué de fermer à cause du retrait du financement gouvernemental qui leur était dédié.
En plus de mettre en danger des milliers de vies, cette décision a poussé un nombre croissant de personnes à consommer de la drogue dans des endroits non sécuritaires et non supervisés, comme les bibliothèques.
Kendra Cowley, qui a récemment démissionné de la Bibliothèque publique de Toronto pour accepter un poste dans une bibliothèque universitaire du Wyoming, siégeait à un comité ayant pour mission d’offrir des services aux personnes vulnérables lorsque le projet de loi provincial a été annoncé. Quand les membres du comité ont voulu discuter des conséquences de cette décision, la direction a déclaré que ce problème n’était pas de leur ressort. Kendra Cowley et d’autres membres qui n’étaient pas du même avis, ont rédigé et co-signé une lettre ouverte avec des spécialistes de la sécurité en bibliothèque qui gèrent quotidiennement des cas d’intoxication aux drogues.
Cette lettre a rapidement recueilli des centaines de signatures et un nouveau mouvement populaire est né : le Collectif du personnel de bibliothèque de l’Ontario pour les sites de consommation supervisée (Ontario Library Workers for Supervised Consumption Sites, OLW4SCS).
Le collectif, principalement composé de personnel de bibliothèque des grandes villes comme Toronto, Hamilton et London, a lancé un sondage et une campagne de sensibilisation grand public en appui aux sites de consommation qui assurent la sécurité des gens et contribuent à celle des bibliothèques aussi.
Le sondage, auquel ont répondu 133 membres du personnel de bibliothèque de 16 villes, a révélé que plus de 38 % d’entre eux ont eu à gérer un cas de surdose au travail, alors que seulement la moitié sentent avoir reçu une formation suffisante pour administrer de la naloxone – un médicament qui peut renverser une surdose d’opioïdes. Un tiers des répondant(e)s ne savent même pas où se trouve la naloxone sur leur lieu de travail.
Le collectif a milité activement en faisant connaître le contexte particulier des bibliothèques aux journalistes, en intervenant au Caucus du personnel de bibliothèque du SCFP-Ontario et en répondant à la requête de l’Association des bibliothèques de l’Ontario de tenir un kiosque à sa Super Conférence. Le collectif a également créé un magazine et un site de ressources pour aider le personnel de bibliothèque à engager la conversation au travail et dans leur communauté, ce que beaucoup attendaient avec impatience.
« J’ai vu sur Instagram la publication du collectif annonçant sa formation et j’étais très emballée. Je n’ai pas souvent la possibilité d’être dans un environnement où je peux parler de la situation avec d’autres gens. Nos expériences se ressemblent beaucoup d’un bout à l’autre de la province », se rappelle Zoë Hayes, responsable de l’information à la bibliothèque publique d’Hamilton et membre du SCFP 932. « La création de ce réseau est une belle réussite, car il nous permet de partager et de comparer nos expériences, et d’ainsi éviter de ressentir tellement de solitude. Le sondage nous a été très utile aussi en nous faisant constater qu’il ne s’agit pas d’un problème isolé, mais que tout le monde y fait face à différents endroits. »
Avant de travailler dans une bibliothèque, Zoë Hayes travaillait comme personne intervenante et assistait la clientèle en centre de réduction des méfaits, notamment au South Riverdale Community Health Centre (SRCHC) dans l’est de Toronto. Le SRCHC dispose d’une équipe de pairs aidants qui ont établi le concept de « soins infirmiers de rue ». Le centre s’occupait également d’un site de consommation supervisée dont l’ouverture a été appuyée par une campagne du SCFP-Ontario. Le personnel du SRCHC s’est d’ailleurs syndiqué, en 2018, pour former le SCFP 5399.
Il n’est pas toujours facile pour le personnel de bibliothèque de parler de traitements fondés sur la compassion. Depuis quelques années, devant l’incapacité de tous les paliers de gouvernement à s’attaquer aux trois crises qui se chevauchent – dépendances, santé mentale et logement – le personnel de bibliothèque doit composer avec un nombre croissant d’intoxications aux drogues, d’incidents violents et de comportements perturbateurs.
Ces difficultés ne sont pas nouvelles pour les bibliothèques des grands centres urbains, mais elles sont de plus en plus communes dans les villes de plus petite taille, particulièrement dans des centres régionaux comme Peterborough, Kingston et Thunder Bay.
À la bibliothèque de Thunder Bay, où une personne qui était membre du SCFP a été attaquée violemment au travail en mai dernier, le taux d’incidents a augmenté de 183 % au cours de l’hiver.
La plupart des gens aux prises avec une dépendance ne sont ni violents ni perturbateurs. La hausse du nombre d’incidents reflète plutôt les multiples crises sociales qui se superposent.
Malheureusement, la réponse de nombreuses bibliothèques face aux problèmes de santé et de sécurité a été d’embaucher des gardes de sécurité, ou de ne rien faire du tout.
« Une des discussions qu’on devait avoir consistait à nous poser ensemble la question : si on considère qu’il s’agit d’un problème de santé et de sécurité – et c’en est un – on parle ici de la santé de qui et de la sécurité de qui exactement? Associer systématiquement un incident médical à un acte de violence n’est pas une solution », plaide Kendra Cowley. « Si on parle de sécurité, on devrait prioriser la sécurité de la personne en danger imminent de lésions cérébrales ou de mort. »
Certaines bibliothèques se démarquent par leur approche novatrice. Par exemple, certaines bibliothèques situées dans des centres urbains font appel à des intervenant(e)s sociaux.
La Bibliothèque publique de Toronto a une équipe pilote de spécialistes de la sécurité en bibliothèque qui détiennent une formation pour désamorcer les situations de crise et répondre aux cas d’intoxication aux drogues. Mais il n’y en a que 12 parmi la centaine de succursales du réseau de la ville.
La bibliothèque publique d’Hamilton s’est associée au Centre de toxicomanie et de santé mentale (CAMH) pour former une équipe de pairs aidants dans son point de service du centre-ville. Habituellement, les pairs aidants ont un vécu similaire à celui des personnes aidées et ont des liens dans la communauté, ce qui leur permet d’établir un niveau de confiance particulier, a-t-on expliqué lors du Caucus du personnel de bibliothèque du SCFP-Ontario en avril dernier.
Mais là aussi, on parle d’un projet isolé, et non d’une stratégie étendue à l’ensemble du réseau. Il n’y a pas d’équipe de pairs aidants à la succursale de Barton, où Zoë Hayes travaille. Or, ce quartier d’Hamilton compte un grand nombre de personnes sans-abri.
« J’apprécie énormément ce projet pilote de pairs aidants au centre-ville et les intervenant(e)s sociaux. J’espère qu’on pourra en avoir ici aussi », dit Zoë Hayes.
Mais ça ne réglera pas tout. Tous les niveaux de gouvernement doivent déployer des efforts concertés pour résoudre les crises : augmenter le nombre de logements abordables et supervisés, élargir le soutien en santé mentale et trouver de vraies solutions à l’épidémie de surdoses, qui a tué plus de 50 000 Canadien(ne)s entre 2016 et 2024 selon les données de Santé Canada.
« J’ai remarqué que la situation s’est vraiment aggravée au fil du temps », poursuit Zoë Hayes. « L’hiver dernier a été pire que jamais et les sites de consommation supervisée n’avaient même pas encore fermé leurs portes. Je m’attends à ce que les conséquences soient terribles. C’est en hiver qu’on vit le plus de problèmes et de crises de santé à notre bibliothèque. » Le SCFP-Ontario, l’un des premiers fervents défenseurs des sites de consommation sécuritaires et de leur personnel, continue de faire campagne contre les fermetures.
En juin dernier, le Collectif du personnel de bibliothèque de l’Ontario pour les sites de consommation supervisée a envoyé des recommandations aux conseils d’administration des bibliothèques d’Hamilton et de Toronto, les exhortant de présenter leurs plans face au projet de loi 233 et à la crise des opioïdes, de demander au personnel de première ligne ce dont il a vraiment besoin – pas forcément plus de formation, mais surtout du temps de récupération après un incident – et de défendre le droit d’accès de la population à des services publics sécuritaires.
Le personnel de bibliothèque fait preuve d’énormément de compassion, mais peu de ses membres s’attendent à gérer des surdoses et des crises de santé mentale en choisissant cette profession.
Ce qui frappe, c’est leur désir d’adopter des approches empathiques, leur envie d’apporter de nouvelles idées et leur profond besoin d’obtenir plus d’aide.
Un niveau d’effectifs adéquat est la clé, tant pour bien répondre aux préoccupations en matière de santé et de sécurité qu’à intervenir efficacement dans les situations d’urgence médicale. Toutefois, à l’heure actuelle, les membres du personnel de bibliothèque travaillent souvent seul(e)s ou dans un contexte d’effectifs réduits, et on s’attend à la fois à leur présence assidue au comptoir d’accueil, à leur aide dévouée à la clientèle et à des activités bien animées.
« La formation ne nous sortira pas de la crise », fait observer Kendra Cowley. « Avec toutes ces autres tâches que je dois faire, je ne peux pas diriger toute mon attention vers une personne en détresse médicale. »
Pour en savoir plus sur les actions du Collectif : instagram.com/libraryworkers4scs