Dans son rapport annuel déposé en décembre, la vérificatrice générale de l’Ontario (VGO), Bonnie Lysyk, a dénoncé l’incroyable gaspillage et la fumisterie financière qui prévalent dans les partenariats public-privé (PPP). Son bureau estime que le trésor provincial a payé 8 milliards de dollars de plus pour réaliser ces projets en PPP plutôt qu’en mode de financement et d’exploitation public. Cette somme représente 1 600 $ par ménage ontarien ou encore à peu près le total du déficit provincial pour cette année.
D’autres vérificateurs généraux – en Nouvelle-Écosse, au Nouveau-Brunswick, au Québec, en Colombie-Britannique et au fédéral – ont levé le voile sur des exemples de PPP plus coûteux que l’option publique. Cela dit, le rapport de la VGO se distingue du lot parce qu’il fait état de problèmes systémiques dans l’ensemble du programme PPP ontarien et de sa méthodologie, problèmes qui s’appliquent aussi au reste du Canada, puisque les agences PPP de la plupart des provinces ont un fonctionnement similaire à celui d’Infrastructure Ontario.
Ce rapport est d’autant plus important que le gouvernement Harper appuie les PPP, autant pour les projets fédéraux que pour les projets municipaux et autochtones, en contraignant les municipalités et les Premières nations à signer un PPP pour obtenir de l’aide fédérale pour leurs infrastructures.
Les PPP : plus chers, moins bons
Depuis des dizaines d’années, économistes indépendants et organisations syndicales, sans oublier le CCPA, martellent que les PPP coûtent plus cher et livrent un produit de qualité inférieure. Or, les détails financiers des PPP canadiens demeurant secrets, nous n’étions pas toujours en mesure d’appuyer nos dires sur des chiffres. Le rapport de la VGO vient confirmer que nous avions raison. Pire, il démontre que la reddition de compte pour les PPP et les agences pro-PPP est pire que certains pensaient.
En plus de conclure à un coût supplémentaire de 8 milliards de dollars pour les PPP soutenus par Infrastructure Ontario, par rapport à la réalisation de ces projets par financement public traditionnel, le rapport de la VGO tire les conclusions suivantes :
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Infrastructure Ontario a justifié chacun des 75 projets en PPP par le fait que le PPP permettait de faire porter une grosse partie du risque par le secteur privé. Or, rien dans ses sacro-saintes évaluations de l’optimisation des ressources (ÉOR) – ni preuves ni données empiriques – n’étaye cette hypothèse.
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Dans certains « risques », IO a fait pour plusieurs milliards de dollars de doubles comptabilisations et autres calculs inappropriés, tandis que les cabinets-conseils qui procèdent aux analyses de rentabilisation et aux ÉOR ont un parti-pris évident pour le PPP et contre le secteur public.
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L’évaluation du coût de la réalisation du projet en mode public inclut aussi des charges fictives, ce qui signifie que le manque à gagner risque en fait d’être supérieur à 8 milliards de dollars.
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On gonfle l’estimation initiale des projets en PPP pour qu’il soit plus facile de respecter le budget.
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Il y a très peu de concurrence entre les grands entrepreneurs de PPP : cinq entrepreneurs ont obtenu plus de 80 % des projets d’Infrastructure Ontario; deux sociétés de gestion d’installations se sont partagé la majorité des contrats avec composante de gestion.
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La surveillance des PPP et la production de rapports sont déficientes; les problèmes prennent beaucoup de temps à se régler : 13 mois dans le cas de problèmes mineurs, soit plus de trois fois le délai permis. Certains litiges perdurent encore après trois ans.
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Pour plusieurs projets, Infrastructure Ontario a été incapable de fournir à la VGO une déclaration de conflit d’intérêts ou une divulgation de relation dûment signée par les personnes qui évaluent les propositions. C’est particulièrement inquiétant étant donné que plusieurs personnalités de l’industrie (et des élus, n’en doutons pas) ont fait la navette entre le secteur privé et les agences PPP.
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Ces projets PPP ont généré des obligations et des engagements en cours totalisant 28,5 milliards de dollars (selon l’estimation de la VGO), une somme que les contribuables ontariens devront éventuellement payer au privé. Les autres PPP ontariens feraient grimper la somme due aux consortiums PPP et aux bailleurs de fonds des PPP à plus de 30 milliards de dollars, soit l’équivalent de 6 000 $ par ménage.
Plus troublant encore, la VGO a dévoilé qu’Infrastructure Ontario avait l’intention de modifier sa méthodologie pour la rendre encore plus favorable aux PPP et exagérer le coût des projets financés et exploités par l’État.
Qu’est-ce qu’un PPP?
Un partenariat public-privé (ou PPP), c’est tout projet qui implique à la fois l’État et le privé. Cela dit, dans le cas qui nous occupe, ce terme fait référence à un projet d’immobilisations financé par l’État, mais qui fait appel à un financement privé important et qui, souvent, fait appel aussi au privé pour l’entretien et l’exploitation des installations pour plusieurs années. D’autres noms et acronymes servent à identifier les PPP, comme « initiative de financement privé » au Royaume-Uni, ou encore « diversification des modes de financement et d’approvisionnement » en Ontario.
Dans un PPP, le gouvernement ou l’organisme public s’engage, par contrat, à verser une somme importante, une fois l’an ou plus souvent (et en général pendant plusieurs décennies), à un consortium privé. Dans certains cas, les frais d’utilisation (pour une route ou un pont à péage, par exemple) représentent une part substantielle des revenus perçus par le PPP. Cela dit, au Canada, en ce moment, presque tous les PPP consistent en versements garantis faits directement par le gouvernement; les entreprises privées courent donc un risque très faible.
Au Canada, on utilise le mode PPP pour bâtir des hôpitaux, des routes, des ponts, des palais de justice, d’autres édifices gouvernementaux, des aéroports, des réseaux de transport en commun, des logements sociaux, des usines d’épuration d’eau, des écoles, des installations de loisirs, des centrales énergétiques et plusieurs autres installations publiques. On dénombre plus de 220 PPP en activité, en construction ou en planification au pays. Jusqu’à présent, les divers gouvernements canadiens ont dépensé plus de 70 milliards de dollars dans des PPP.
Assumer tous les risques
Dans les faits, le risque que prend le PPP repose rarement sur les épaules du privé, puisque le gouvernement (ou l’entité publique) demeure l’ultime responsable de la livraison du projet ou du service. Au Canada, tous les PPP sont bâtis sur le modèle d’un organe ad hoc, ce qui signifie que les grandes compagnies qui y participent peuvent s’en retirer en tout temps avec, pour seul risque, celui de perdre leur mise dans le projet, ce qui représente habituellement 10 à 15 % du coût initial. Pourtant, on calcule le « risque » que l’entreprise privée prend en charge à 50 %, en moyenne, du coût initial du projet.
Infrastructure Ontario verse jusqu’à 2 millions de dollars par proposition aux grandes sociétés PPP qui ne remportent pas le contrat pour lequel elles ont fait une proposition, question de couvrir une partie des coûts de préparation de la proposition. Autrement dit, ces firmes courent très peu de risque, même à l’étape de la soumission, les perdants ayant droit à un généreux prix de consolation! Cette procédure nourrit une franche camaraderie entre sociétés PPP grassement payées et cabinets-conseils qui s’enrichissent sur le dos des contribuables.
Une très mince partie de cet argent ruisselle vers le bas. Les associations du secteur de la construction sont critiques à l’endroit des PPP, parce que ceux-ci profitent peu aux PME. Certains architectes et ingénieurs affirment que les PPP sacrifient la bonne conception des édifices et équipements publics à l’autel du profit privé.
En résumé, on a recours à un degré incroyable de comptabilité créative et de double comptabilisation pour justifier des PPP coûteux et la privatisation des services publics au profit d’une poignée de sociétés PPP et de financiers, d’avocats et de consultants à gros prix. Quant au reste d’entre nous, nous devrons payer la facture de ces projets pendant plusieurs décennies, un coût que nous cachent nos politiciens, nos hauts fonctionnaires et leurs amis du privé, tous complices dans cette arnaque à grande échelle qu’est le PPP.
D’autres problèmes systémiques
Aussi accablant que soit le rapport de la VGO, il passe sous silence d’autres problèmes systémiques fondamentaux dans la filière canadienne du PPP.
Par exemple, les agences PPP canadiennes ont des objectifs problématiques, la plupart ayant pour double mandat de promouvoir et d’évaluer les projets de PPP, ce qui entre en conflit avec la politique publique et la gouvernance responsable. Ce serait comme permettre aux élèves de remplir leur bulletin, ou encore laisser une des deux équipes contrôler l’arbitre. Les personnes qui évaluent la viabilité des PPP ne devraient pas être aussi celles qui font la promotion de ce modèle pour la construction d’infrastructures publiques. Le ministère des Finances de la Colombie-Britannique a identifié ce problème dans un rapport récent; il semble, par conséquent, que le gouvernement retirera l’évaluation initiale des PPP à son agence PPP (Partnerships British Columbia) pour s’en occuper lui-même.
De plus, on constate une libre circulation du personnel clé entre les agences et l’industrie PPP, situation qui entraîne des conflits d’intérêts souvent tus. Les PPP apportent un revenu considérable aux cabinets-conseils et aux cabinets comptables qui effectuent les analyses de rentabilité et les évaluations pour le compte des agences PPP. Ces cabinets militent activement au sein du lobby de l’industrie, le Conseil canadien pour les partenariats public-privé. Comme le mentionne la VGO, ces groupes n’hésitent pas à recourir à la comptabilité créative pour dorer le blason des PPP.
Les PPP canadiens ont un autre problème fondamental : il n’y a aucune transparence quant aux détails ou aux coûts réels des projets, et la reddition de comptes est minime. Le secret plane sur les analyses de rentabilité, les évaluations de l’optimisation des ressources et les hypothèses quant au transfert de risque, ainsi que sur les sommes que nos politiciens nous engagent à verser aux exploitants privés des PPP pour les décennies à venir. Lorsqu’une analyse de rendement est rendue publique, c’est sous forme très partielle ou lourdement caviardée.
L’argument spécieux pour justifier tout ce secret? Le secret commercial. À la lumière du rapport de la VGO, on peut conclure que cette excuse cache une comptabilité boiteuse et un parti-pris utilisés pour rendre le PPP plus attrayant et discréditer le financement public traditionnel des projets d’infrastructure.
Un palace pour les espions canadiens : 4,2 G$
Voici un exemple peu connu d’un PPP du gouvernement fédéral : le « palace » qu’a construit le gouvernement Harper, dans une banlieue d’Ottawa, pour l’agence canadienne d’espionnage électronique, le Centre de la sécurité des télécommunications Canada (CSTC). Le budget officiel de cet édifice luxueux et ultra-secret est de 880 millions de dollars, mais sa construction a coûté dans les faits plus de 1,2 milliard de dollars. Pire, il faut ajouter à cette somme un contrat de 3 milliards de dollars sur 30 ans accordé aux développeurs du PPP pour la maintenance de l’édifice. Total de la facture : 4,2 milliards de dollars, soit le contrat le plus coûteux pour un seul édifice fédéral de toute l’histoire du Canada. Comme l’a souligné OpenMedia, cette somme aurait permis d’ériger 30 hôpitaux régionaux ou 60 écoles.
De mauvaises bases
L’approche canadienne du PPP se fonde largement sur le modèle britannique de l’Initiative de financement privé (IFP), par lequel le gouvernement britannique a contracté plus de 300 milliards de livres en engagements, soit 500 milliards de dollars canadiens ou 30 000 $ par famille du Royaume-Uni. Cet endettement monstre et croissant des PPP a placé des hôpitaux régionaux en difficultés financières et motivé une réduction sévère du financement des services publics de base.
La feuille de route des IFP au Royaume-Uni est si catastrophique que le gouvernement conservateur, pourtant proprivatisation, a accepté de réformer la procédure, d’exiger plus de transparence et de restreindre le recours au PPP pour l’exploitation des infrastructures et des services publics. Dans la foulée des grands fiascos de PPP en France, les gouvernements de ce pays ont commencé, eux aussi, à réduire le recours au PPP et à ramener plusieurs exploitations privées dans le giron public.
Malheureusement, les gouvernements canadiens vont dans le sens contraire; ils recourent de plus en plus au PPP pour l’exploitation et la maintenance d’infrastructures et font la promotion de ce modèle dans tous les secteurs, tout en réduisant les critères de transparence et de reddition de compte des projets en PPP. Nous sommes devenus l’un des plus gros marchés PPP au monde, ce qui se traduira par l’une des plus grosses sommes d’obligations au monde. Sauf que le coût réel de tout cela est tenu bien caché et qu’il continuera à exercer une pression sur le financement des services publics pour plusieurs décennies encore.
Dans ses propres mots : la VGO à propos des PPP
[N]ous avons remarqué que les coûts tangibles estimatifs [des 74 projets d’infrastructure dont la réalisation en PPP a été approuvée] étaients supérieurs de près de 8 milliards de dollars à ce qu’il en coûterait si le secteur public sous-traitait et gérait les projets. Toutefois, cet écart de 8 milliards de dollars était plus que compensé par l’estimation faite par Infrastructure Ontario du coût des risques associés à la sous-traitance et à la gestion directe de la construction et, dans certains cas, de l’entretien de ces 74 installations par le secteur public. Essentiellement, Infrastructure Ontario a estimé que le risque que les projets ne soient pas réalisés dans le respect des délais et du budget était environ cinq fois plus grand si le secteur public assurait directement la gestion des projets au lieu de la confier au secteur privé.
[I]l n’y a aucune donnée empirique à l’appui des principales hypothèses utilisées par Infrastructure Ontario pour attribuer des coûts à des risques précis. L’organisme s’en remet plutôt au jugement professionnel et à l’expérience de conseillers externes pour attribuer ces coûts et il était donc difficile de les vérifier. À cet égard, nous avons remarqué que la réalisation de projets par le secteur public était souvent peinte de façon négative, et il s’ensuivait des différences importantes dans les hypothèses utilisées pour évaluer les risques entre la réalisation des projets par le secteur public et leur réalisation au moyen du modèle de [diversification des modes de financement et d’approvisionnement ou PPP].
Dans certains cas, le coût du risque qui serait transféré à l’entrepreneur du secteur privé, d’après l’évaluation de l’optimisation des ressources du projet, ne lui avait pas été transféré, d’après l’entente du projet. […] Infrastructure Ontario avait inclus dans ses évaluations de l’optimisation des ressources deux risques non pertinents.
Les évaluations étaient accompagnées d’une lettre d’un cabinet comptable qui reconnaissait que l’évaluation avait été préparée en conformité avec la méthodologie d’Infrastructure Ontario. Toutefois, le cabinet comptable précisait dans toutes les lettres qu’il n’avait ni vérifié ni tenté de vérifier de manière indépendante l’exactitude et l’intégralité de l’information utilisée dans les calculs de l’évaluation de l’optimisation des ressources.
Dans nos discussions avec les conseillers externes, ceux-ci ont confirmé que la probabilité et les répercussions sur les coûts ne reposent sur aucune donnée empirique étayant l’évaluation des risques, mais plutôt sur leur jugement professionnel et leur expérience.
D’après notre audit et notre examen du modèle de DMFA, il serait possible d’optimiser les ressources dans le cadre de la réalisation de projets par le secteur public si les contrats rédigés pour ces projets contenaient des dispositions rigoureuses pour gérer les risques et fournissaient des incitatifs aux entrepreneurs pour exécuter les projets dans le respect des délais et du budget et si le secteur public a la volonté et la capacité de gérer la relation avec l’entrepreneur et d’appliquer les dispositions du contrat si besoin est. Le coût total de ces projets pourrait être moindre que celui des projets réalisés selon le modèle de DMFA et il ne serait pas nécessaire de payer une prime de risque.
Que faire maintenant?
Puisque les gouvernements canadiens s’affairent à réduire le financement consacré aux services publics et tentent de limiter le salaire et les avantages sociaux dans la fonction publique, c’est une vraie honte que de les voir continuer à gaspiller des fonds publics dans des PPP dispendieux sans dire la vérité à la population sur leur coût réel et les obligations qu’ils entraînent. L’industrie du PPP engrange de gros profits. Beaucoup de gens s’enrichissent sur le dos de la population. Il y a donc un intérêt politique fort à faire durer cette mascarade.
Le gouvernement ontarien a répondu au rapport de la VGO d’une manière très défensive. L’industrie PPP s’affaire déjà à minimiser les problèmes, tout en poursuivant sa promotion du modèle PPP. Mais nous ne sommes pas désarmés : nous pouvons renverser cette tendance dangereuse à la privatisation et au pillage des comptes publics par le privé.
Par exemple, nous pouvons presser les vérificateurs généraux des autres gouvernements de se pencher sur les programmes, agences et projets PPP provinciaux avec la même ardeur qu’y a mis la vérificatrice générale de l’Ontario. Les gouvernements et les organismes publics pourraient décréter un moratoire sur les PPP d’ici à ce qu’on réforme la procédure et que l’on confie l’évaluation des dossiers à l’État. En parallèle, il faudra resserrer les lois canadiennes qui régissent les PPP; elles comptent parmi les plus laxistes au monde. Le Manitoba est la seule province à avoir une loi qui exige une reddition de comptes de la part des PPP. Cette loi n’est pas parfaite, elle pourrait être plus musclée, mais c’est déjà un début.
Enfin, nous devrions réclamer haut et fort la transparence complète et la divulgation publique pour tous les détails financiers des projets, sans aucune censure, évaluations d’optimisation des ressources comprises, associés aux projets PPP actuels et futurs. L’absence de reddition de comptes est l’un des aspects les plus irritants (et inutiles) du modèle PPP actuel. D’ici à ce que nous puissions constater par nous même si ce modèle peut effectivement optimiser nos ressources, tous les PPP et les politiciens qui les défendent feront et devront faire l’objet de soupçons.
Toby Sanger est économiste au Syndicat canadien de la fonction publique et blogueur pour le Progressive Economics Forum.
Cet article est d’abord paru dans le CCPA Monitor.