Le 1er juin, la Banque du Canada devrait de nouveau augmenter son taux directeur, qui passera de 1 à 1,5 pour cent. Selon les économistes progressistes, cela ne s’attaquera pas aux causes profondes des pressions inflationnistes actuelles. En fait, cela pourrait même nuire à notre économie. Or, les gouvernements pourraient faire beaucoup mieux pour lutter contre la hausse des prix, tout en évitant les conséquences néfastes d’une hausse des taux d’intérêt.
Qu’est-ce qui cause l’inflation ?
Dans les années 1970, les économistes croyaient que l’inflation était causée par une surabondance d’argent circulant dans l’économie. Ils pensaient que la seule façon de réduire l’inflation consistait à maintenir la quantité d’argent dans l’économie relativement constante. Cette approche s’appelle le monétarisme. Et ce concept, tel un zombie, refuse de mourir, même s’il a largement échoué comme moyen de lutte contre l’inflation.
Les conservateurs populistes continuent d’affirmer que la Banque du Canada est responsable de l’inflation parce qu’elle imprime trop d’argent. Sauf qu’en vérité, la majeure partie de l’argent est créé lorsque des banques privées prêtent aux particuliers et aux entreprises. Quoi qu’il en soit, la création d’argent n’est pas inflationniste en soi. D’autres facteurs de l’économie réelle jouent un rôle plus important.
Le fait d’ajouter de l’argent dans l’économie n’est pas problématique tant que l’offre suit la demande. Par exemple, s’il y a suffisamment de main-d’œuvre et de matériaux pour fabriquer un quelconque produit, on peut augmenter la production simplement en ajoutant un autre quart de travail dans une usine. Mais si on manque de main-d’œuvre ou de matériaux pour augmenter la production, on pourrait se retrouver avec une pénurie à plus long terme qui fera grimper le prix de ce produit.
La plupart des analyses de l’inflation se concentrent sur la demande, mais l’inflation actuelle est alimentée par des pénuries d’approvisionnement et l’appât du gain. Voici quelques exemples.
L’inflation se produit lorsque la demande en biens dépasse l’offre de biens. Cela peut être causé par des facteurs imprévus qui réduisent soudainement la capacité de notre économie à fournir des biens. C’est ce qui est arrivé pendant la pandémie, lorsque les confinements ont provoqué des pénuries dans les chaînes d’approvisionnement mondiales. L’invasion russe de l’Ukraine a eu le même effet en affectant la disponibilité et le prix des céréales, des engrais et des combustibles fossiles.
L’inflation peut aussi être stimulée par une croissance de la demande conjuguée à des problèmes d’approvisionnement. Ce double effet a par exemple entraîné une pénurie de puces à semi-conducteurs. Ces puces étant utilisées dans les véhicules, cette pénurie a diminué le nombre de véhicules neufs sortant de la chaîne de montage. Du coup, le prix que les gens sont prêts à payer pour un véhicule d’occasion a considérablement augmenté. Malheureusement, la pénurie de semi-conducteurs et les pressions inflationnistes qu’elle crée ne se résoudront pas rapidement. Il y a très peu de producteurs de semi-conducteurs. En fait, deux entreprises produisent à elles seules 70 pour cent de l’offre mondiale. Et le démarrage d’une nouvelle usine coûte cher et nécessite une main-d’œuvre hautement qualifiée, sans compter qu’elle ne serait pas fonctionnelle avant des mois, voire des années.
L’inflation d’aujourd’hui est également causée par l’appât du gain. L’organisme Canadiens pour une fiscalité équitable s’est penché sur les données financières des entreprises cotées en bourse au Canada.[1] Il a constaté qu’entre 2019 et 2021, le revenu annuel moyen de ces sociétés a augmenté de 174,5 millions de dollars, alors que leurs dépenses n’ont augmenté que de 16,9 millions de dollars. Cela signifie que 90 pour cent de l’augmentation de leurs revenus en 2021 provenait de marges bénéficiaires plus élevées. L’absence de réglementation et de concurrence et les faibles taux d’imposition des entreprises rendent cette recherche du profit alléchante pour les compagnies.
Donc, ce qui se passe en ce moment est causé par des problèmes d’approvisionnement et l’appât du gain. Malheureusement, les banques centrales s’attaquent quand même à l’inflation actuelle en diminuant la quantité d’argent dans les poches des gens. Et puisqu’elles ne peuvent pas retirer directement de l’argent aux gens, elles rendent l’emprunt plus coûteux. Plus on augmente les taux d’intérêt, moins il y a d’emprunteurs. Résultat : les banques privées créent moins d’argent. La théorie dit que s’il y a moins d’argent en circulation, l’investissement dans l’économie diminue et le chômage augmente. Idéalement, cela diminue le pouvoir d’achat des gens et ralentit l’augmentation des prix.
Le problème, c’est que changer les prix en changeant les taux d’intérêt, c’est un peu comme piloter un navire de croisière avec une rame. Selon la Banque du Canada, il faudra attendre deux ans avant de constater le plein effet de ses actions sur l’économie. Par le passé, elle a augmenté les taux d’intérêt plus rapidement et plus fortement pour prouver sa détermination à faire diminuer les prix car le seul impact immédiat de ses décisions était d’influencer les attentes de la population. Pour cette raison, les banques centrales ont eu tendance à aller trop loin, causant beaucoup de difficultés aux travailleurs et aux travailleuses.
Comment les gouvernements réagissent-ils à l’inflation ?
Le consensus économique actuel suppose que seules les banques centrales peuvent lutter contre l’inflation et que les gouvernements ne devraient pas s’en mêler. À cause de ce raisonnement, les gouvernements réagissent souvent à l’inflation et aux hausses de taux d’intérêt par des mesures d’austérité. Ils hésitent généralement à dépenser plus lorsque la Banque du Canada augmente son taux directeur, parce qu’il serait contre-productif d’ajouter de l’argent à l’économie quand celle-ci essaie de réduire la masse monétaire.
Or, les recettes de l’État ont tendance à augmenter de manière significative en période d’inflation, parce que ces revenus sont proportionnels à l’activité économique. Ainsi, plus les prix augmentent, plus les revenus des gouvernements augmentent. Pourtant, même si les gouvernements provinciaux ont vu leurs revenus augmenter en 2021 et prévoient la même chose pour 2022, bon nombre d’entre eux continuent de sous-investir dans les services publics et de limiter la croissance des salaires à un ou deux pour cent par année.
Que peuvent faire les gouvernements ?
La politique budgétaire peut faire beaucoup pour contrôler l’inflation. À court terme, il faut comprendre les causes de l’inflation et ce qui peut et ne peut être corrigé. Par exemple, à court terme, les gouvernements devraient être en mesure d’aider à rétablir les chaînes d’approvisionnement et les réseaux de transport, puis de réfléchir aux mesures pouvant rendre notre politique industrielle plus résiliente aux futurs soubresauts.
En période d’inflation, les gouvernements peuvent réfléchir à des solutions de rechange publiques pour les articles à prix élevé. Par exemple, si le prix de l’essence reste élevé à long terme, les différents gouvernements devraient s’efforcer de faciliter les modes de transport qui n’utilisent pas de combustibles fossiles et les rendre plus abordables. Il s’agit d’un moyen plus ciblé et équitable de diminuer la demande pour un bien à prix élevé que le modèle de réduction de la masse monétaire des banques centrales.
Les gouvernements peuvent aussi réglementer les prix. Le contrôle des loyers en est un bon exemple. Dans la mesure du possible, les élus devraient réfléchir à l’entretien de l’offre de biens dont les prix sont contrôlés. Dans le cas du contrôle des loyers, un bon plan d’investissement public dans le logement social et les coopératives d’habitation contribuerait à garantir une offre suffisante de logements locatifs abordables.
Les services publics sont aussi très importants pour rendre la vie plus abordable. Les dépenses gouvernementales dans les services éducatifs à l’enfance, les soins de santé, le transport en commun, les loisirs et tout le reste rendent la vie plus abordable et nous rendent toutes et tous moins vulnérables aux périodes d’inflation ou de ralentissement économique.
Et ces dépenses n’ont pas à être financées par des emprunts. S’ils craignent que les dépenses de relance augmentent les taux d’intérêt, les élus peuvent les financer à même les hausses de revenus que les gouvernements empochent grâce à une inflation forte. De plus, partout au Canada, les gouvernements ont réduit le taux d’imposition des entreprises et des riches au cours des 30 dernières années. Ils disposent donc d’une bonne marge de manœuvre pour les augmenter. Les banques centrales ne considéreront pas les dépenses qui ne sont pas financées par l’emprunt comme inflationnistes et ce type de dépenses ne les inciteront donc pas à augmenter davantage les taux d’intérêt. Une augmentation du taux d’imposition des entreprises et des riches neutraliserait aussi les effets pervers de la croissance des inégalités et de la concentration de la richesse.
[1] Canadiens pour une fiscalité équitable, « The rise of corporate profits in the time of COVID », avril 2022, disponible au : https://www.taxfairness.ca/en/resource/report-rise-corporate-profits-time-covid