Les contrats d’impact social (CIS), une nouvelle forme de privatisation des programmes sociaux, sont mis de l’avant dans de nombreux secteurs au Canada. Cette étude de cas examine certains des revers des CIS en utilisant l’exemple du programme des centres parents-enfants de Chicago, le plus imposant contrat d’impact social municipal au monde.
Services publics de qualité
Depuis 1967, la Ville de Chicago finance le district scolaire de Chicago (Chicago Public Schools) pour assurer le fonctionnement des centres parents-enfants de Chicago. Ces centres fournissent des services d’éducation préscolaire et de garde à l’enfance et des programmes de soutien familial aux parents de quartiers défavorisés de la ville. Le programme s’adresse aux enfants âgés de trois à neuf ans (à partir de la garderie jusqu’en 2e ou 3e année).
La recherche démontre que les centres parents-enfants ont de nombreux effets bénéfiques. En effet, comparativement aux enfants admissibles qui n’ont pas fréquenté les centres parents-enfants, les enfants qui les ont fréquentés présentent :
- des taux d’achèvement des études secondaires 29 % plus élevés ;
- des taux d’arrestation impliquant des mineurs 33 % moins élevés ;
- un recours à des services d’éducation spécialisée réduit de 41 % ;
- des taux de maltraitance réduits de 51 %.
Étant donné ces résultats positifs avérés, la Ville de Chicago a décidé d’étendre le programme et, sur une période de quatre ans, d’ajouter aux 5 600 enfants présentement inscrits, 2 400 enfants de plus. Toutefois, au lieu d’étendre simplement et efficacement le programme en y injectant des fonds publics, la Ville a décidé d’avoir recours à un contrat d’impact social (CIS).
Le modèle des CIS
Les CIS sont des mécanismes complexes pour financer des programmes sociaux en vertu desquels les investisseurs peuvent tirer profit de la prestation des services. Les services ne sont pas financés directement par le gouvernement ; ce sont plutôt des investisseurs privés qui avancent des fonds, qui leur sont remboursés avec rendements si certains objectifs sont atteints.
Dans l’exemple de Chicago, les investisseurs sont Goldman Sachs Social Impact Fund, Northern Trust et la fondation de la famille Pritzer. Ensemble, ces investisseurs ont fourni une mise de fonds initiale de 16,6 millions de dollars pour l’expansion des centres parents-enfants de Chicago.
Les CIS font appel à plusieurs consultants à titre « d’intermédiaires » et « d’évaluateurs », chacun recevant des honoraires substantiels.
À Chicago, les 16,6 millions de dollars des investisseurs sont versés à IFF Pay for Success, qui est l’intermédiaire financier et le coordonnateur du projet. IFF remet cet argent à la Ville de Chicago qui le verse, pour sa part, au district scolaire qui assure le fonctionnement des centres.
Critères d’évaluation
Tous les CIS ont des critères d’évaluation qui déterminent si les investisseurs vont faire des profits et combien. Dans le cas qui nous occupe, il y a trois critères :
- Les investisseurs reçoivent 9 100 dollars par année jusqu’à l’obtention du diplôme d’études secondaires de chaque enfant qui ne requiert pas de services d’éducation spécialisée. Ce montant, qui peut atteindre autant que 30 millions de dollars, est réputé correspondre à la diminution des dépenses en matière d’éducation spécialisée. Le district scolaire verse ce montant aux investisseurs.
- Les investisseurs reçoivent 2 900 dollars pour chaque enfant dont le rendement est égal ou supérieur à la moyenne nationale dans au moins cinq des six composantes de l’évaluation de la préparation à l’école en maternelle, une mesure des habiletés des enfants dans six domaines de développement qui est déterminée par l’enseignant. Ce montant sera versé par la Ville.
- Les investisseurs reçoivent 750 dollars pour chaque enfant qui satisfait ou dépasse le rendement en lecture de niveau troisième année, évalué par l’État ou le district scolaire. Ce montant sera versé par la Ville.
Les enfants qui font partie de ce CIS seront comparés à un groupe-témoin d’élèves d’autres quartiers défavorisés qui n’ont pas accès au programme. Si les critères d’évaluation ne sont pas atteints, les investisseurs ne se feront pas rembourser leur investissement initial.
Un autre consultant, SRI International, agira à titre d’évaluateur indépendant et évaluera les résultats pour le projet de Chicago. Les honoraires de SRI sont payés pendant deux ans par une autre fondation et pour les deux dernières années, ils seront payés par la Ville de Chicago.
Dans le cadre du projet, un autre intermédiaire, Metropolitain Family Services sera chargé d’évaluer les pratiques exemplaires et de motiver les parents qui fréquentent les centres parents-enfants.
Le profit
Il est utile d’examiner comment tout le monde (sauf le public) tire profit des CIS. En tête, il y a les nombreux consultants. Une somme non négligeable de 1,3 million de dollars sur les 16,6 millions de dollars initiaux, soit 7,8 % de l’argent, ne se rend jamais aux centres parents-enfants. Cette somme est répartie de la façon suivante :
- 470 000 $ versés à IFF pour son rôle d’intermédiaire financier et de gestionnaire des services ;
- 200 000 $ versés à Metropolitain Family Services ;
- 179 000 $ en frais de vérification (audit) ;
- 75 000 $ en frais juridiques pour l’IFF ;
- 100 000 $ en frais juridiques pour la Ville de Chicago et le district scolaire ;
- 319 000 $ en honoraires pour l’évaluateur les deux dernières années du projet.
Il est clair que les consultants tirent profit du projet. Qu’en est-il des investisseurs?
Selon les prévisions de la Ville de Chicago, le district scolaire de Chicago paiera environ 21,5 millions de dollars sur la durée de vie du programme (16 ans) en compensation des économies associées à la diminution des services d’éducation spécialisée. Toutefois, si le succès du programme est meilleur que prévu, le district scolaire devra payer davantage, voire jusqu’à un maximum de 30 millions de dollars.
La Ville s’attend à payer une somme additionnelle de 4,4 millions sous forme de « primes au succès » en fonction du rendement des enfants de la maternelle en préparation scolaire et des élèves de troisième année en lecture.
Si le projet connaît beaucoup de succès, les investisseurs pourraient recevoir, sur les seize années du programme, le double de leur mise de fonds.
Au lieu de faire fonctionner le programme à prix coûtant, la Ville et le district scolaire pourraient finir par payer plus du double de son coût aux investisseurs. C’est un grave problème. De l’argent qui pourrait financer des services d’éducation préscolaire et de garde à l’enfance et le système d’éducation dans son ensemble sera plutôt versé sous forme de bénéfices à des intérêts privés.
Les problèmes du CIS de Chicago
Des critères d’évaluation simplistes : Étant donné que l’évaluation a une influence sur les profits versés, les critères ont tendance à être simplistes et faciles à mesurer. Ces critères ne permettent pas de mesurer correctement la qualité du programme éducatif et ils peuvent même nuire à sa qualité. Par exemple, un centre parents-enfants pourrait être enclin à ne pas fournir de services d’éducation spécialisée aux enfants qui en ont besoin afin de démontrer le succès de son programme. Par ailleurs, ne pas fournir de services d’éducation spécialisée ne devrait pas être tenu pour un critère de « succès ». En effet, dans un programme éducatif de bonne qualité, tous les enfants devraient recevoir les services et le soutien requis pour être intégrés et participer à part entière. Enfin, certains centres parents-enfants pourraient mettre l’accent sur la mémorisation et les feuilles de travail plutôt que sur l’apprentissage par le jeu de manière à « enseigner le contenu des examens » et à préparer les enfants de la maternelle à l’école et ceux de la troisième année à leur évaluation en lecture.
L’écrémage : L’idée de « profit » pourrait fort bien influencer quels enfants sont acceptés dans certains centres parents-enfants. Les centres pourraient choisir uniquement les familles et les enfants les plus fonctionnels et les plus stables. Déjà qu’il est extrêmement difficile pour les parents d’enfants à besoins particuliers de trouver des services et des programmes de qualité. Dans le projet de Chicago, les enfants qui souffrent de graves handicaps ou qui sont atteints d’autisme sont exclus.
La sous-traitance : Les CIS confient à des sous-traitants le financement, la planification et l’évaluation des programmes sociaux. Lorsqu’il s’agit de services de garde et de programmes de soutien à la famille, les villes, les gouvernements provinciaux et le gouvernement fédéral devraient s’employer à créer un système qui assure à toutes les familles et parents qui travaillent des services et des programmes de qualité. Au contraire, dans les CIS, les investisseurs influencent le contenu et la nature du programme, son emplacement et la mesure dans laquelle il est un succès. On peut raisonnablement s’attendre à ce que les investisseurs souhaitent davantage réaliser des profits qu’à aider les populations les plus vulnérables et marginalisées de nos collectivités.
Les coûts : En fin de compte, les CIS coûtent plus cher que des programmes sociaux financés à même les fonds publics et fournis dans le secteur public. Dans le cas de Chicago, les investisseurs pourront doubler le montant de leur mise de fonds initiale, des profits payés à même l’argent des contribuables. En outre, une partie importante du financement est versée aux consultants requis pour créer, superviser et évaluer ces contrats complexes. Cela étant, fournir des services tels les centres parents-enfants coûtent plus cher à la population et l’enveloppe globale pour le financement des programmes sociaux se trouve à être réduite.
Les risques : Les promoteurs des CIS feront valoir qu’en vertu de ce modèle, les risques sont assumés par le secteur privé plutôt que par le secteur public, les investisseurs n’étant payés que si les critères d’évaluation sont atteints. Mais les investisseurs ont tendance à choisir des projets qui ont fait la preuve de leur efficacité au fil du temps et qui ont été scrutés à la loupe. Dans le cas de Chicago, une étude approfondie des centres parents-enfants avait déjà démontré leurs effets positifs clairs sur les enfants et les familles.
Le profit : Fondamentalement, est-ce que des investisseurs devraient tirer profit de programmes sociaux fournis à des populations marginalisées et vulnérables dans nos collectivités? Le modèle des CIS dépeint les investisseurs comme des philanthropes et des bienfaiteurs alors que ce sont des investisseurs qui réalisent d’importants profits à même ces entreprises, et ce, aux dépens du public.
Une meilleure façon de faire
On ne s’explique pas pourquoi la Ville de Chicago a décidé d’avoir recours à un CIS pour financer l’expansion des centres parents-enfants, une décision qui en fin de compte pourrait lui coûter le double de ce que coûte en réalité le programme. Verser des fonds publics à des consultants et à des investisseurs aura inévitablement pour effet de réduire le financement consenti aux services de garde et au système d’éducation publique.
Les centres parents-enfants de Chicago sont un programme public de longue date qui fonctionne bien. Il s’agit du deuxième plus ancien programme d’éducation préscolaire aux États-Unis financé par le gouvernement fédéral. Des recherches faisant le suivi des enfants et des familles fréquentant ces centres ont démontré leurs effets positifs et durables sur les enfants, les familles et les communautés desservis. C’est la façon tout indiquée de fournir des services publics : simple, efficace et de qualité supérieure.