Davide Ventrone | membre du SCFP 4600
La lutte contre les changements climatiques nécessitera une réorientation massive des investissements dans les énergies à faibles émissions de carbone, et ce, à une échelle, à une intensité et à une vitesse sans précédent. Pourtant, les gouvernements et les entreprises privées continuent de privilégier les « solutions » fondées sur le marché pour réussir ce virage, par le biais de cadres financiers populaires comme les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).
Les facteurs ESG sont la dernière mode en investissement durable ou « responsable ». S’ils semblent une solution facile, en réalité, ils créent une illusion potentiellement dangereuse. Aucune réelle restructuration économique en vue : nous continuons de foncer vers la crise climatique.
Les véritables solutions à la crise climatique doivent relever du secteur public et nécessitent un processus décisionnel démocratique orienté vers les personnes et non vers les profits. Des services publics universellement financés, l’accès abordable aux énergies renouvelables, au logement et à la nourriture, et des emplois verts : voilà des éléments essentiels à une transition juste et écologique. Nos investissements ne devraient pas être fondés sur les profits des entreprises, mais sur notre avenir. Il est important de comprendre le phénomène ESG afin d’exposer les dangers potentiels, d’expliquer son inefficacité et d’apporter des solutions pour bâtir un avenir florissant, écoresponsable et durable.
Les origines des ESG
Au cours de la dernière décennie, les critères ESG sont devenus le principal cadre financier pour les investissements socialement responsables. Le concept est apparu pour la première fois dans un rapport des Nations Unies de 2004 intitulé Who Cares Wins : Connecting Financial Markets to a Changing World. Dans ce rapport, le secrétaire général de l’ONU a réclamé une initiative conjointe des institutions financières pour « élaborer des lignes directrices et des recommandations sur la meilleure façon d’intégrer les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance à la gestion d’actifs ».
Alors qu’auparavant, on écartait les entreprises en raison de préoccupations environnementales, sociales ou de gouvernance, maintenant, les critères ESG se concentrent plutôt sur les contributions positives des entreprises. Le principe fondamental des facteurs ESG ? Il est possible d’obtenir de bons résultats financiers en investissant de façon éthique.
Donc, que sont exactement les facteurs ESG et comment ça fonctionne ? Il s’agit d’un cadre utilisé par des institutions spécialisées afin d’évaluer les organisations, principalement des entreprises privées, et de leur attribuer une note basée sur des critères comme les émissions de carbone, les pratiques en milieu de travail et ce qu’on appelle « la gouvernance d’entreprise ». Les notes ainsi attribuées sur des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance permettent aux investisseurs d’accéder à des renseignements sur les potentielles répercussions des activités d’une entreprise.
Selon l’approche ESG, un mauvais rendement dans l’un des volets ESG est un indicateur d’investissement à risque. Cette analyse du risque permet d’évaluer des actions, des obligations et divers titres et de créer une catégorie d’actifs soi-disant « verts ». Ainsi, en théorie, en portant attention aux cotes ESG, on peut en théorie éviter certains risques tout en ayant des retombées sociales et environnementales positives par l’intermédiaire de ses investissements.
Presque tous les principaux fonds de retraite canadiens ont manifesté leur appui aux ESG, notamment le Régime de retraite des employés municipaux de l’Ontario, le Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario, la Caisse de dépôt et placement du Québec, le Régime de retraite des enseignants de l’Alberta et le Régime de pensions du Canada.
Il n’est pas exagéré de dire que les stratégies ESG ont explosé ces dernières années. Une étude de 2022 a démontré que 89 % des investisseurs mondiaux ont adopté des modèles ESG. Aux États-Unis, les actifs liés aux facteurs ESG détenus par les gestionnaires d’actifs représentent environ 18 400 milliards de dollars et devraient atteindre 33 900 milliards de dollars d’ici 2026. Selon un sondage canadien de 2023, 94 % des gestionnaires d’actifs utilisent les critères ESG comme stratégie d’investissement responsable, ce qui représente 3 000 milliards de dollars d’actifs. À l’échelle mondiale, on estime que 53 000 milliards de dollars d’actifs, soit plus d’un tiers des actifs mondiaux, devraient être détenus dans des fonds ESG d’ici 2025.
L’inefficacité des stratégies ESG et des solutions de marché en matière d’investissement écoresponsable
Pourquoi les modèles ESG sont-ils potentiellement si dangereux comme « solution » aux changements climatiques ? Tout d’abord, parce qu’ils cherchent avant tout à atténuer l’impact potentiel de la crise climatique sur les profits financiers plutôt que l’impact des investissements financiers sur le climat. Ce modèle vise principalement à atténuer le risque que la crise climatique pourrait avoir sur les rendements financiers futurs.
Le même sondage de 2022 sur les investissements canadiens a indiqué que les principales raisons d’envisager les facteurs ESG étaient l’amélioration du rendement (65 %) et la réduction des risques (43 %), alors que l’impact social ou environnemental était très loin derrière (20 %). Tariq Fancy, ancien directeur de l’investissement durable chez BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, est devenu un fervent critique de ce modèle après avoir quitté son poste en 2021. À son avis, protéger les portefeuilles contre les risques liés aux changements climatiques, ce n’est pas la même chose que de contrecarrer les changements climatiques. La principale question concernant les facteurs ESG, selon lui, consiste à savoir si nous cherchons à améliorer notre avenir ou les rendements des investisseurs.
Comme les données et les indicateurs proviennent d’une pléthore de sociétés différentes et qu’aucun système ne fait largement consensus pour définir clairement chaque facteur environnemental, social et de gouvernance, il n’existe aucune norme pour les mesures de performance. Voici quelques estimations : plus de 100 organisations recueillent des données ESG et plus de 500 produisent des classements ESG, et il existe 170 indicateurs ESG, plus de 100 prix ESG et 120 normes ESG d’application volontaire. Cette situation engendre un problème : des principes clés mal définis. En fait, des études ont démontré très clairement qu’il n’y a pas de corrélation entre les cotes octroyées par différentes organisations.
En pratique, il arrive souvent que les portefeuilles ESG ne soient pas très « socialement responsables ». Les fonds ESG les plus « verts » ont tendance à contenir une majorité d’actifs dans des entreprises technologiques, mais on ferme alors les yeux sur le non-respect des droits du travail, notamment dans des entreprises comme Tesla et Apple. Beaucoup de membres du SCFP seraient très surpris d’apprendre que leurs employeurs ont de très bons résultats ESG en matière de relations de travail. C’est probablement parce qu’on ne consulte pas les syndicats pour évaluer les antécédents des pratiques de travail d’une entreprise.
En matière de justice climatique, les résultats sont tout aussi problématiques. Par exemple, au Royaume-Uni, parmi 33 fonds explicitement consacrés au climat, un fonds sur trois investissait dans des entreprises pétrolières et gazières qui avaient des intérêts dans Exxon. BlackRock investit encore 1,26 milliard de dollars, soit 6,71 % de ses actifs, dans les combustibles fossiles. De plus, une étude récente a révélé que même lorsque des sociétés cotées en bourse abandonnent des entreprises du secteur des combustibles fossiles, des sociétés d’investissement privées prennent le relais. Les combustibles fossiles représentent 80 % des portefeuilles des 10 plus grandes sociétés d’investissement privées.
Devant cette réalité, Tariq Fancy a dénoncé l’inutilité des politiques ESG et le fait que BlackRock « laisse le monde croire à un dangereux mirage » Il s’est particulièrement opposé aux stratégies ESG après avoir mené une étude à l’Université métropolitaine de Toronto, qui a démontré que ce modèle laisse faussement croire aux gens que des mesures sérieuses sont prises pour lutter contre les changements climatiques, ce qui pourrait en fait retarder la mise en œuvre de mesures réglementaires gouvernementales.
Le contrôle privé de l’avenir public n’est pas la voie à suivre
Les échecs du financement écoresponsable mené par le marché ont transformé les conversations entre les organismes de réglementation gouvernementaux et les professionnel(le)s du secteur financier entre la 26e et la 27e conférence sur les changements climatiques des Nations Unies (COP). Pourtant, le milieu de la finance continue de soutenir que les flux d’investissements doivent foncièrement être déterminés par les professionnel(le)s du secteur financier. Larry Fink, le PDG de BlackRock et le principal intervenant derrière plusieurs fonds ESG, a assuré la diffusion de ce message. Voilà qui prouve, une fois de plus, que ces modèles cherchent à générer des profits privés, et non des résultats positifs pour la société. Alors que Larry Fink et d’autres résistent aux politiques de l’Union européenne qui visent à réglementer le financement d’activités à forte empreinte carbone, il devient clair qu’en pratique ces initiatives fondées sur le marché maintiennent et même augmentent le contrôle exercé par le secteur privé sur les pratiques d’investissement. Donc, nos régimes de retraite devraient-ils vraiment se concentrer sur les critères ESG pour lutter en faveur de la justice sociale, soutenir des emplois plus verts, arrêter la privatisation et sauver la planète ?
L’objectif des stratégies ESG est d’abord et avant tout de protéger les entreprises des risques des problèmes sociaux sur leurs revenus. Les problèmes sociaux sont secondaires et la capacité des critères ESG à les résoudre est faible, car ce n’est tout simplement pas leur principal objectif, ni même leur but. Et la capacité des fonds de retraite d’engendrer des changements est très limitée, puisque ce sont les grands gestionnaires d’actifs qui détiennent le réel pouvoir.
Une véritable solution aux actuelles crises sociales et climatiques serait la mise en place de mesures réglementaires directes pour réduire les émissions, orienter les investissements vers les fins souhaitées et imposer des sanctions en cas d’infraction. Les grèves, les manifestations, les occupations d’infrastructures cruciales et le lobbying sont autant d’options qui nous feront progresser en rééquilibrant le pouvoir dans notre société. Ce n’est que par une action de masse et des politiques publiques, déterminées de façon démocratique, que nous pouvons espérer atteindre ces objectifs. Les stratégies d’investissement ESG avec leurs critères vagues, la priorité qu’elles accordent aux risques économiques, leurs piètres résultats et l’absence de processus démocratique, ne peuvent tout simplement pas y parvenir.
À propos de Davide Ventrone
Davide Ventrone est étudiant à la maîtrise à l’Institut d’économie politique de l’Université Carleton et a fait un stage de recherche au SCFP. Sa recherche de maîtrise porte sur la financiarisation des infrastructures publiques et est appuyée par le Conseil de recherches en sciences humaines et sociales.
Il est membre de l’unité 1 du SCFP 4600 (auxiliaires d’enseignement) et présentement vice-président pour les relations à l’externe. Il établit des liens entre sa section locale et d’autres groupes animés des mêmes idées dans les communautés de Carleton et d’Ottawa.