Le financement de l’infrastructure publique est un excellent investissement. Il permet en effet d’offrir des services publics importants qui améliorent la qualité de vie des citoyens, en plus d’avoir des effets économiques positifs importants à court et à long terme.
À court terme, l’investissement public dans l’infrastructure est l’une des façons les plus efficaces de stimuler la croissance économique et de créer des emplois. À long terme, l’infrastructure publique améliore la vie de tous, accroît la productivité, réduit les coûts des entreprises et aide à stimuler l’investissement privé.
Le déficit en infrastructure du Canada est évalué à plus de 150 milliards de dollars. La Fédération canadienne des municipalités (FCM) estime qu’il faudrait investir plus de 50 milliards de dollars uniquement pour la réfection des installations municipales d’eau et d’eaux usées en mauvais état ou en très mauvais état. Les administrations municipales assument aussi une bonne partie des coûts d’infrastructure additionnels des mesures d’adaptation et d’atténuation face aux changements climatiques. Les inondations de 2013 ont coûté trois milliards de dollars au gouvernement de l’Alberta et à la Ville de Toronto. Le coût annuel des catastrophes naturelles s’élèvera à cinq milliards de dollars d’ici 2020 et à plus de 20 milliards en 2050.
Avec des taux d’intérêt qui se maintiennent à leur plus bas, le moment est idéal pour que les gouvernements investissent dans l’infrastructure. Malgré des niveaux de dépenses en capital plus élevés, le coût du service de la dette pour les administrations municipales équivaut en moyenne à 2,5 pour cent du total des revenus, soit moins de la moitié de ce qu’il était entre 1990 et 2005. Ce coût est aussi nettement inférieur aux restrictions sur le service de la dette imposées par les provinces aux municipalités qui sont généralement de 20 ou 30 pour cent des revenus. Les municipalités jouissent donc d’une marge de manœuvre amplement suffisante pour emprunter à faible coût afin d’entreprendre des investissements en capital. C’est encore plus vrai si elles empruntent par l’entremise d’organismes municipaux de financement public.
Les municipalités sont responsables d’environ 60 pour cent de l’infrastructure publique au pays, mais elles reçoivent à peine 12 cents de chaque dollar d’impôt. Les gouvernements fédéral et provinciaux doivent fournir une aide directe aux administrations municipales pour investir en infrastructure. Le budget fédéral de 2016 justifiait un certain optimisme en ce sens, mais ses promesses ne se sont pas concrétisées.
Le budget de 2016 : un bon début
Dans le budget fédéral de 2016, le gouvernement s’était engagé à investir 11,9 milliards de dollars sur cinq ans dans le cadre de la « phase 1 » de son programme d’infrastructure :
- 3,4 milliards de dollars sur trois ans pour la mise à niveau et l’amélioration des réseaux de transport en commun.
- 5 milliards de dollars sur cinq ans dans les projets d’infrastructure d’eau et d’eaux usées et d’infrastructure verte.
- 3,4 milliards de dollars sur cinq ans dans l’infrastructure sociale, ce qui inclut le logement social, les garderies, l’infrastructure récréoculturelle et les installations de soins de santé communautaires dans les réserves.
Une somme de 2,5 milliards de dollars précédemment réservée à l’infrastructure avait été réaffectée aux établissements postsecondaires et à l’accès à Internet haute vitesse en 2016‑2017. Ainsi, l’engagement total dans l’infrastructure pour 2016‑2017 était de 14,4 milliards de dollars.
Le budget 2017 précisait que l’essentiel de cet argent serait dépensé d’ici 2018‑2019, à l’expiration du Fonds pour l’infrastructure de transport en commun et du Fonds pour l’eau potable et le traitement des eaux usées.
Le budget de 2017 : des signes inquiétants
Le budget fédéral de 2017 prévoyait encore plus de dépenses fédérales en infrastructure à long terme, mais on y trouvait aussi des signes inquiétants quant à la volonté réelle d’Ottawa de financer l’infrastructure à long terme.
Dans l’Énoncé économique de l’automne 2016, le fédéral annonçait des dépenses additionnelles en infrastructure de 81,3 milliards de dollars sur 11 ans. Le budget 2017 a précisé la répartition de cet argent :
- 25,3 milliards de dollars sur 11 ans, soit près du tiers du nouveau financement, pour les réseaux de transport.
- 21,9 milliards de dollars pour « l’infrastructure verte », y compris les systèmes d’eau et d’eaux usées.
- 10,1 milliards de dollars pour l’infrastructure commerciale et de transport.
- 21,9 milliards de dollars pour « l’infrastructure sociale », une enveloppe qui couvre un vaste éventail de projets comme les places en garderie et en prématernelle, les installations culturelles et récréatives communautaires, le logement social et le soutien aux communautés autochtones.
- 1 milliard de dollars pour « l’infrastructure de soins à domicile ».
- 2 milliards de dollars pour les communautés rurales et nordiques.
Le plan pour l’infrastructure « sociale » comportait un engagement considérable dans le logement social, soit cinq milliards de dollars sur 11 ans pour un Fonds national pour le logement ; trois milliards de dollars pour des partenariats fédéral-provincial-territorial en matière de logement ; plus de deux milliards de dollars pour lutter contre l’itinérance, deux milliards de dollars pour les communautés autochtones et une dernière enveloppe de 225 millions de dollars pour le logement pour les Autochtones vivant à l’extérieur des réserves.
Le gros changement, c’était que la part de financement du fédéral dans les projets entrepris conjointement avec les municipalités a été abaissée à un maximum de 40 pour cent du coût du projet, alors qu’elle était de 50 pour cent pour les projets financés dans la Phase 1.
Le budget fédéral de 2018 : des reports et encore des reports
Le budget fédéral de 2018 ne comprenait pas de nouveaux fonds pour l’infrastructure. Le budget a plutôt réaménagé les enveloppes existantes, ce qui a pour effet de reporter à la fin des années 2020 les engagements fédéraux en infrastructure. Étant donné les besoins urgents en matière de réparation et d’entretien de l’infrastructure, l’absence de volonté fédérale d’investir maintenant pour amorcer les travaux était pour le moins troublante.
Le budget préélectoral de 2019
Dans son plus récent budget, le gouvernement fédéral prévoit un investissement ponctuel de 2,2 milliards de dollars pour financer l’infrastructure. Cette somme provient du Fonds de la taxe sur l’essence. La nouvelle enveloppe doit servir à financer des priorités « à court terme » dans les municipalités et les communautés autochtones. Les secteurs ciblés sont limités et comprennent notamment les routes, les ponts, les systèmes énergétiques communautaires et l’atténuation des catastrophes. Le budget réserve aussi cinq à six milliards de dollars pour le prolongement des réseaux Internet haute vitesse, l’objectif étant de desservir 95 pour cent des résidences et des entreprises d’ici 2026.
Cet argent n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan, si on le compare au déficit actuel en infrastructure au Canada. De plus, en mars 2019, le fédéral avait dépensé moins de dix pour cent des sommes allouées à l’infrastructure dans les budgets précédents. Et, malheureusement, nous savons qu’une partie de cet argent proviendra de partenariats public-privé financés (PPP) par la Banque de l’infrastructure du Canada.
La Banque de l’infrastructure du Canada
La création de la Banque de l’infrastructure du Canada, conçue pour « encourager » l’investissement du secteur privé dans l’infrastructure, a été annoncée en catimini dans la Loi de mise en œuvre du budget fédéraldéposée en avril 2017. Depuis, son conseil d’administration a été constitué et le personnel et les dirigeants embauchés. La banque a aussi commencé à analyser les demandes de financement. En date de mars 2019, la banque avait financé un seul projet, le Réseau express métropolitain, un projet de transport de passagers par rail réalisé en PPP à Montréal.
Le gouvernement fédéral va fournir 35 milliards de dollars à la banque. Elle peut investir cette somme pour ajouter au financement privé. Le budget 2017 précisait que la BIC ciblera de « grands projets transformateurs » susceptibles de générer des revenus, comme le transport en commun, l’infrastructure de commerce, les réseaux de transport (comme les routes et les ponts à péage) et « les projets d’infrastructure verte, dont ceux qui visent à réduire les émissions de gaz à effet de serre, qui permettent d’assainir la qualité d’air et d’offrir un accès à des réseaux d’eau potable salubre, et qui font la promotion des sources d’énergie renouvelables ». Le budget 2017 allouait cinq milliards de dollars à chacun de ces types de projets.
La banque a été constituée en société d’État indépendante. Elle rend des comptes au Parlement par l’entremise d’un ministre et elle doit se soumettre aux enquêtes du vérificateur général. Cependant, le vérificateur général a moins de pouvoirs sur elle (en termes de normes et de transparence) qu’il en a sur les dépenses directes des ministères. Il se pourrait d’ailleurs que le vérificateur général ne puisse pas enquêter sur des projets spécifiques pour vérifier si le citoyen en a pour son argent.
Fait troublant, la loi ne prévoit aucun représentant des gouvernements fédéral et provinciaux ou des administrations municipales au conseil d’administration de la banque. Tout aussi troublante, elle précise que la banque doit assurer le secret de tous les renseignements concernant les promoteurs, le secteur privé et les investisseurs institutionnels, sauf dans des cas exceptionnels.
En outre, les entreprises privées et les investisseurs institutionnels désireux de faire de grands investissements peuvent profiter de l’expertise de la banque concernant les projets d’infrastructure. La banque peut aussi accepter des offres non sollicitées du privé. Autrement dit, elle se transformera probablement en « banque de privatisation », comme l’avait prédit le SCFP.
Cette nouvelle banque risque fort d’entraîner la privatisation du transport en commun, des autoroutes, des ponts, des réseaux d’eau et d’eaux usées, ainsi que des services publics d’hydroélectricité et de transmission électrique. Cette privatisation, qu’elle passe par la vente totale ou partielle d’actifs ou par le développement par le privé de nouvelles installations dont il sera propriétaire, aura de nombreuses conséquences. Elle affectera directement les emplois des membres du SCFP. En outre, elle fera augmenter les tarifs des utilisateurs. La privatisation risque aussi d’entraîner une contribution gouvernementale plus importante à long terme pour couvrir les taux de rendement plus élevés qu’exige le privé.
Permettre à des investisseurs privés de détenir de l’infrastructure publique constitue une mauvaise politique publique pour d’autres raisons. Mentionnons le manque de transparence et de reddition de comptes, le manque d’intégration aux autres services d’infrastructure publics, le risque d’impacts sur l’environnement et la part croissante du pouvoir du privé dans la société.
Plusieurs voix remettent en question la nécessité même d’une banque d’infrastructure ou soutiennent que celle-ci devrait utiliser des fonds publics, comme le font les autres banques d’investissement ou de développement public. Bien qu’il soit vrai que les gros investisseurs privés canadiens, comme les caisses de retraite, sont à la recherche de placements sûrs dans des projets d’infrastructure au pays, on ne voit pas trop pourquoi le gouvernement fédéral devrait leur faciliter la tâche par le biais de ses politiques publiques.
PPP : les coûts augmentent et le niveau de services diminue
Le SCFP a accueilli avec plaisir la décision du gouvernement fédéral d’éliminer l’évaluation obligatoire des grands projets d’infrastructure en mode PPP. Nous sommes aussi heureux que PPP Canada ait fermé ses portes. Mais la mise sur pied de la Banque de l’infrastructure du Canada démontre que ce gouvernement est favorable à la privatisation de l’infrastructure publique.
Pendant ce temps, les preuves s’accumulent contre les PPP. La vérificatrice générale de l’Ontario a examiné 74 PPP dans la province et conclu qu’ils coûtent en moyenne près de 30 pour cent de plus que les projets dont le financement et l’exploitation sont publics. En 2018, une étude du Columbia Institute concluait que la Colombie-Britannique avait payé au moins 3,7 milliards de dollars en trop pour 17 PPP, comparativement à ce que ces projets auraient coûté si des appels d’offres publics traditionnels avaient été lancés. En santé, le coût plus élevé des PPP donne déjà lieu à des diminutions des services publics de première ligne dans plusieurs provinces. Pourtant, certains persistent à dire qu’ils sont plus économiques! Or, les PPP ne permettent pas d’économiser. Ils ne font que refiler des coûts et des dettes plus élevés aux générations futures.
L’engagement du gouvernement fédéral à renouveler l’infrastructure au cours de la prochaine décennie est impressionnant en soi, mais insuffisant devant l’ampleur du déficit en infrastructure. Le fédéral espère combler l’écart avec le financement du secteur privé, mais ce n’est pas la bonne solution. On ne peut pas continuer à refiler la facture de l’infrastructure aux générations futures. Au lieu de laisser ce fardeau à nos enfants, laissons-leur de l’eau potable, des installations de traitement des eaux usées, des réseaux de transport en commun efficaces et une bonne infrastructure sociale entièrement publique.