Il était presque minuit, le 4 mars 2024, et Luke Daccord, Eriks Bredovskis et quelque 25 membres de leurs comités de négociation étaient prêts à déclencher une grève. Les présidents du SCFP 3261 et du SCFP 3902, ainsi que leurs équipes, étaient calmes face au potentiel arrêt de travail de plus de 8 000 travailleuses et travailleurs. Il n’y avait aucune négociation de dernière minute ni de conversation parallèle pour tenter de parvenir à une entente. Ils attendaient simplement une réponse à la proposition conjointe qu’ils avaient soumis à l’employeur au courant de la journée.
À quelques minutes près, ils ont reçu la réponse de l’Université de Toronto : la proposition était acceptée telle quelle.
Luke Daccord, opérateur aux installations sportives et président du SCFP 3261, décrit ce moment comme « de loin le plus puissant que j’ai jamais ressenti en tant que membre du syndicat ».
Une semaine plus tard, une autre section locale de l’Université de Toronto, le SCFP 1230, a terminé sa ronde de négociation. Ensemble, les trois sections locales – qui représentent les travailleuses et travailleurs de métiers et de l’entretien, le personnel académique et les bibliothécaires – ont négocié des gains importants. Elles ont aussi coordonné le texte des conventions collectives de façon à uniformiser les règles du jeu entre les sections locales et ont fait la démonstration à l’Université, et à eux-mêmes, que trois groupes de travailleuses et travailleurs sans lien apparent peuvent s’unir pour améliorer les conditions de travail de tout le monde.
Revenons quelques mois en arrière, au moment où le SCFP 3261 préparait une réunion avec l’employeur et souhaitait que ses trois unités de négociation soient présentes. « On leur a expliqué qu’on a les mêmes gestionnaires, les mêmes départements, on devrait donc discuter ensemble », raconte Luke Daccord. « Mais l’employeur a dit : «Non, ce n’est pas possible. Votre section locale est historiquement divisée et vous avez choisi de vous organiser de cette façon. Donc, nous allons tout faire séparément». »
L’employeur étant ferme dans sa position, le SCFP 3261 a choisi de se concentrer sur ce qu’il pouvait contrôler. Le syndicat a préparé son président, sa personne conseillère syndicale et les personnes représentantes des unités de négociation à se rendre sur place et à tenir exactement la même réunion, avec exactement les mêmes revendications concertées, l’une après l’autre.
Compte tenu du grand nombre de syndicats différents à l’Université de Toronto, l’administration aurait tenté d’établir un modèle avec un syndicat et de s’en servir pour négocier des contrats de travail similaires avec les autres. Individuellement, chacune des sections locales du SCFP aurait vu des éléments majeurs de sa convention collective déterminés par des modèles établis avec d’autres syndicats.
Alors, comment l’Université de Toronto est passée de refuser de rencontrer plusieurs unités de négociation de la même section locale à accepter une seule offre de plusieurs sections locales? Les sections locales du SCFP de l’Université de Toronto ont décidé de sortir du cadre préétabli et de prendre le contrôle de leurs négociations. Elles en avaient assez de laisser l’employeur diriger le processus. Elles en avaient assez de laisser ce que les autres syndicats négociaient déterminer leur contrat. Elles en avaient assez de laisser la négociation au hasard. Elles se sont concentrées sur la mobilisation de leurs membres, la coordination entre les sections locales et une communication transparente.
« Nos membres voulaient être compensés pour les années visées par la loi 124 », dit Eriks Bredovskis, président du SCFP 3902, en faisant référence à la loi du gouvernement conservateur qui imposait des restrictions salariales et limitait à 1 % par année les augmentations négociées en Ontario.
« On a vraiment travaillé à amener la majorité des membres de la section locale à participer, à renforcer notre réseau de délégué(e)s syndicaux et à recruter des leaders », dit Eriks Bredovskis.
C’est en augmentant la participation des membres que ceux-ci ont commencé à demander : « Pourquoi agit-on séparément? Dans notre section locale, 20 % des membres de l’unité 5 font également partie de l’unité 1 – ce sont littéralement les mêmes personnes dans la même institution qui font le même travail. »
Pour accroître la participation des membres, les sections locales sont allées au-delà de la stratégie de négociation habituelle. « On a réfléchi au rituel de négociation qui veut que certaines personnes se rendent dans une salle pour négocier, mais qui crée un tabou autour de ce qui est discuté à la table de négociation et qui n’est pas dévoilé à nos membres », dit Alex Jung, président du SCFP 1230. Pour s’assurer que l’Université ne puisse pas dresser une section locale contre l’autre, il fallait s’engager à faire preuve de transparence envers les membres au sujet de la négociation.
« On ne saurait trop insister sur l’importance cruciale de la transparence dans l’amélioration de la mobilisation et de la confiance à l’égard du processus de négociation », réitère Luke Daccord. Les communications avec les membres au sujet de ce qui était discuté à la table de négociation ont augmenté. Les communications conjointes des trois sections locales se sont concentrées sur les priorités du SCFP en négociation avec l’Université, et non sur celles des sections locales individuelles.
En outre, une conférence sur la négociation a été organisée pour réunir les membres des trois sections locales du SCFP afin de discuter de leur cause commune. « Il s’agissait de se rendre compte qu’on n’est pas seul au travail », souligne Eriks Bredovskis. « On a le même milieu de travail. Les membres du SCFP 3261 nettoient les salles de classe des membres du SCFP 3902, et tout le monde s’appuie sur les services fournis par les membres du SCFP 1230. »
Avant la conférence sur la négociation, les sections locales du SCFP ne s’étaient jamais vraiment considérées comme le plus grand syndicat du campus. « Je pense qu’il y a eu ce que j’appellerais une prise de conscience », dit Luke Daccord à propos de la conférence sur la négociation. « Le simple fait de réaliser qu’on peut s’unir et agir comme le plus grand syndicat du campus a été édifiant. » Les sections locales n’avaient plus besoin d’attendre qu’un autre syndicat établisse le modèle de négociation sans en avoir le contrôle.
L’étape suivante consistait à faire comprendre à l’employeur que les négociations ne se dérouleraient pas comme d’habitude.
Lorsque l’Université de Toronto a tenté de retarder les négociations, les sections locales ont demandé un rapport de non-conciliation. Plutôt que de tenir des votes de grève au début du processus de négociation lorsque les enjeux clés n’avaient pas encore été soulevés, les sections locales ont attendu et tenu leurs votes de grève tout juste avant la date du déclenchement de la grève. Cette stratégie a pris l’administration par surprise et a déclenché un compte à rebours de 17 jours avant le déclenchement de la grève pour deux des trois sections locales. Le SCFP 1230 a pris une semaine supplémentaire pour permettre une meilleure organisation et des discussions plus approfondies avant leur vote de grève. L’employeur devait désormais négocier avec les sections locales regroupées.
« Un outil de suivi, présent sur notre site web, permettait de visualiser chaque proposition des trois unités lors des dernières contre-offres de l’Université », se rappelle Luke Daccord.
Ainsi, en votant en faveur de la grève, les membres n’exprimaient pas simplement un appui général à une grève potentielle, mais avaient aussi une bonne connaissance des enjeux. Les membres témoignaient à l’employeur de leur détermination à déclencher une grève pour une série d’enjeux précis.
À ce stade-là, il n’était plus nécessaire de discuter avec l’employeur. L’Université savait que les membres connaissaient les problèmes et étaient déterminés à faire la grève pour les régler. Les tactiques habituelles consistant à essayer de créer un désaccord entre l’équipe de négociation et les membres n’auraient pas fonctionné. Par conséquent, les sections locales se sont concentrées sur la préparation de leurs lignes de piquetage, tandis que l’Université avait un compte à rebours jusqu’à la date de déclenchement de la grève.
À la veille du déclenchement de la grève, il restait très peu à négocier. Les comités de négociation ont transmis leur proposition finale au cours de l’après-midi et l’employeur l’a réexaminée, l’acceptant telle quelle juste avant minuit la même journée.
En concluant une entente historique, les membres du SCFP 1230, du SCFP 3902 et du SCFP 3261 ont appris une leçon précieuse sur leur pouvoir d’influence à la table de négociation.
« On n’obtient pas seulement cette entente parce que l’employeur décide de changer d’avis », dit Alex Jung, au sujet de la discussion qu’il a eue avec ses membres avant le vote. « Cette entente, on la doit à votre mobilisation, à l’élan que vous avez créé. C’est la seule raison pour laquelle on a réussi à décrocher cette entente. »